7.3.09

Soir de finale

Elle ne sait pas encore ce qu'elle va préparer pour le dîner. C'est sans importance, puisqu'il mange très peu le soir, mais ça la préoccupe, comme un souci qui lui revient de temps à autre à l'esprit pour rythmer le trajet du retour - Charles de Gaulle-Europe-Place de Clichy-Barbès. Différents menus, exotiques ou fleurant leur terroir, se succèdent, images fumantes, colorées, appétissantes. Elle disposera d'à peine 30 minutes pour faire les courses en arrivant ; ce soir, les magasins ferment tôt : un match comme ça, on ne le rate pas - d'ailleurs ils mangeront ce qu'elle aura concocté devant la télévision, elle avalera sa platée avec gourmandise, lui, chipotera de ci de là dans l'assiette posée sur ses genoux à l'occasion d'un arrêt de jeu ou d'une action traînant en longueur.

L'inconnu assis à ses côtés s'acharne sur une partie de Tétris et cherche à combiner au mieux les formes géométriques, mais elle, ce qu'elle combine, arrange et marie, ce sont les ingrédients de la recette qui prend peu à peu forme dans son imagination. Agneau - pistaches - miel - cardamome - raisins de Corinthe, elle aime associer le salé et le sucré, même si elle sait bien que lui préfère les saveurs nettes et tranchées. Elle aime cette ambiguïté du goût, ce balancement qui finit par créer une saveur à part entière, ni sucrée ni salée... Encore trois stations, et il faudra faire vite. Elle tente de se rappeler ce dont elle dispose déjà en cuisine, dresse la liste des produits manquants, visualise l'itinéraire à travers les rayons de la supérette et minute chaque déplacement ; seul problème : l'éventualité d'une longue attente aux caisses. Il risque d'y avoir affluence, car aujourd'hui est presque jour de fête, même si "on" n'a pas encore "gagné".

La rame de métro se remplit peu à peu, à croire que tout le monde descend au terminus. Elle sait qu'il est plus long de prendre la ligne Nation par Barbès que de choisir la ligne 1 et d'emprunter la correspondance en milieu de parcours, mais sur cette ligne il est toujours difficile de trouver une place assise, et elle a horreur de voyager debout, surtout depuis la dernière augmentation du prix des billets. Elle a en poche juste ce qu'il faut d'argent liquide pour payer les achats de ce soir, pas besoin de passer à la banque, ça fera toujours du temps de gagné. Parfois elle se dit qu'elle apprécierait qu'il vienne la chercher à la sortie du métro, qu'ils aillent aux commissions ensemble, qu'il l'aide à porter les sacs. S'il n'en fait rien, ce n'est ni par négligence, ni par paresse ou indifférence ; simplement, ils n'ont pas laissé cette habitude là s'installer.

Il paraît qu'elle est encore jolie ; ça fait longtemps qu'elle ne se pose plus la question, mais il le lui a encore redit récemment, à l'occasion d'une discussion sur les liftings que s'imposent les people, devant la retransmission de la cérémonie des Césars : "Elle est encore bien, Ludivine Sagnier. - Au moins elle, elle ne se fait pas lifter tous les ans. - Pas comme Cécile de France ! - Ah ? Tu crois que... - Évidemment ! à son âge, on n'a pas les pommettes aussi bien dessinées ! - Méchant !... - Non, réaliste. Toi, tu es encore jolie, même sans lifting." Elle n'aime pas quand il lui dit ce genre de choses. Il n'a pas à les lui dire, ce n'est pas à lui de les dire. Pour qui se prend-il ? Comme ça l'agace d'y penser, l'envie de préparer le tajine d'agneau s'estompe. Ils vont finir par commander une pizza si elle continue à y penser.


*****


Elle a presque terminé ses achats. Finalement, elle préparera des grillades avec une salade d'endives et de noix. Elle a eu du mal à trouver des endives en plein mois de juillet, mais elle en a dégotté de toute petites, rouges et blanches, les mêmes couleur que l'entrecôte persillée. Sa rue, comme les autres rues du quartier, comme toutes les rues de Paris, d'Ile de France, de France, résonne de clameurs enrouées, "Allez les Bleus !". Elle se demande si Marc fera un jeu de mots avec la cuisson de la viande, "Deux entrecôtes bien bleues, allez les Bleus !". Tous les quatre ans, l'anniversaire se confond avec la finale du Mundial de foot, à quelques jours près. Les cris, les odeurs de merguez et de frites, les cafés bondés, les écrans géants, les visages peints, les perruques fluo, les cornes de brume... En 2002, c'était le même remue-ménage, la même fébrilité communautaire, le même vacarme qui lui parvenait malgré le double vitrage de sa fenêtre.

Le téléphone avait sonné à la mi-temps. Peut-être sa copine Anna, une vraie mordue de football depuis quatre ans, depuis 98 ; elle pouvait l'appeler pour lui faire part de ses inquiétudes quant à la défense des Bleus, Turam fatigué, Zidane visiblement agacé. Non, ce n'était pas Anna. Commissariat de police de Saint-Raphaël. Accident. Grave, oui. Mort sur le coup, plongée dans le coma, pronostic très réservé, perforation pulmonaire. "C'est votre soeur ?" Elle avait failli répondre "oui". "Les pompiers estiment que votre mari n'a pas souffert ; nous pouvons envoyer un véhicule à votre domicile, à moins que vous ne préfériez prendre l'avion..."

Ils étaient partis en vacances, une semaine sur la Côte, quel cliché ! Cela durait depuis... depuis quelques mois, six ou sept, elle n'arrive pas à se souvenir du jour où il lui avait annoncé sa liaison. La scène reste bien présente, mais pas la date. Il avait présenté la situation comme un contrat dont elle était quasiment tenue d'accepter les termes. Un week-end sur deux, la moitié des périodes de congé, en s'organisant l'arrangement semblait possible. il n'avait pas réagi quand elle avait relevé que tout cela ressemblait aux modalités d'une garde conjointe d'enfants dans le cadre d'un divorce. Léa était déjà enceinte à cette époque. Bien sûr qu'il l'aimait encore, mais il se sentait capable d'aimer deux femmes simultanément, Léa et elle - il avait commencé par Léa - et même si c'était à l'autre qu'il avait fait un enfant, elle devait le croire. Pourquoi le commissariat avait-il appelé à son domicile ? Probablement figurait-elle en tête de liste dans le mémo des appels passés sur le portable de Thierry - touchant... Ils avaient effectivement tout organisé, le bébé passerait la semaine chez l'habituelle nounou, ils le récupéreraient dans la nuit du dimanche ; Thierry ramènerait alors Léa et Marc chez eux, avant de réintégrer le domicile conjugal et peut-être de lui faire l'amour, à elle. L'accident était survenu à la sortie de l'autoroute. Thierry avait toujours eu du mal à ralentir, passer de 130 à 90 comme ça, brutalement, la transition que constituait le passage au péage ne lui suffisait pas ; au contraire, cet arrêt forcé l'incitait à accélérer encore, pour conserver la moyenne. A Saint-Raphaël, ça ne pardonne pas, en plein mois de juillet, même un dimanche, un soir de finale.

Hébétée, elle avait accepté le contrat ; du coup, elle avait regardé seule la finale, histoire de pouvoir tenir une éventuelle conversation avec Anna. Le téléphone sonna à la mi-temps.


*****


Elle tranche les endives pendant que Marc s'installe devant la télévision. La pub hurle, le commentateur vocifère, la Marseillaise grince. Impossible de se rappeler tous les détails des démarches administratives et judiciaires qu'elle avait dû entreprendre pour obtenir le privilège exceptionnel, l'insigne honneur de devenir - quoi ? "responsable" de l'enfant ? La situation, pour atypique qu'elle fût, s'était vue dénouer par un juge assez subtil pour trouver le mot exact qui décrivît la nature du lien qui unissait Marc et sa... Mais elle avait oublié ce mot.

Elle ne lui a jamais rien dit, à peine a-t-elle, un jour où Marc lui demandait qui était son papa, improvisé une histoire d'adoption ou de famille d'accueil - elle ne sait plus -, une histoire de deuil, d'accident de voiture où papa trouve la mort, "oui, il était seul, toi et moi étions restés à Paris pour regarder la finale, enfin toi tu dormais, tu étais tout petit. Papa avait dû s'absenter pour son travail, peut-être qu'il aurait lui aussi regardé la finale dans sa chambre d'hôtel, on se serait appelés pour parler du match. - Pourquoi tu dis papa si c'est pas mon vrai papa ? - Tu sais, Marc, ce qui compte, c'est l'amour."

A présent il a seize ans. Trop tard pour lui raconter. Elle espère juste qu'elle ne sera plus là quand Marc apprendra la vérité. Car il y aura accès, à la faveur d'une tracasserie bureaucratique ou d'une anodine demande de livret de famille. "Ce que l'on croit intime relève en fait du domaine public", pense-t-elle alors, en finissant de mélanger les ingrédients de la sauce destinée à accompagner la salade. Elle ajoute un peu - très peu, ce sera imperceptible - de sucre à la vinaigrette. Aigre-doux - sa saveur préférée.



4 commentaires:

  1. Finalement j'ai lu ce texte tout de suite et je ne le regrette pas... C'est le genre d'histoire qui va me trotter longtemps dans la tête. Très maitrisée. Parfaite ! Merci !

    RépondreSupprimer
  2. You're welcome... Grand sourire à votre commentaire ! Et merci d'envoyer ces thèmes d'écriture à la volée, cela permet de belles découvertes.

    RépondreSupprimer
  3. merci Zoridae qui nous envoie ici, ce fut un grand plaisir de lecture, une histoire bien construite de dedans comme je les aime.

    RépondreSupprimer
  4. Mère Castor, bienvenue et merci ! C'est vrai que les fils d'écriture de Zoridae sont une bien belle idée. Revenez quand vous voulez !

    RépondreSupprimer