20.5.09

1950-1975

Quand on travaille chez les gens, on est souvent amené à composer des codes.

Certains n'offrent aucune signification particulière.

D'autres s'accompagnent d'une mnémotechnie plus ou moins commune : "1375, car le premier appartement que j'ai occupé à Paris se situait dans le 13ème arrondissement", "A320, car j'ai toujours aimé les avions", "1515, ça, tout le monde connaît", "118218, à cause de la pub",...

Il y a, à l'entrée d'un immeuble cossu dans un des quartiers les plus chers de Paris, un digicode pour ouvrir la porte principale donnant sur la rue, et un second digicode qui protège l'accès à l'escalier. Deux codes différents, on n'est jamais trop prudent. Deux nombres de quatre chiffres, 1950 et 1975.

Évidemment, on pense à des dates, des repères de début et de fin, comme 1939-1945 si l'on aime les guerres mondiales, ou 1981-1995 si le souvenir des années Mitterrand inspire quelque nostalgie.

Aucun livre d'histoire n'attribue à ces deux nombres, 1950 et 1975, la fonction de bornes temporelles à nul événement.

Peut-être s'agit-il de dates déterminantes dans la vie d'un personnage illustre, ou bien deux moments déterminants dans la vie du concierge qui a choisi ces codes.

Le concierge est très vieux, il sent la vieille soupe et attend la mort en renouvelant tous les deux ans les codes d'accès à l'immeuble ; c'est sa fille qui, chaque semaine, vient astiquer les boules en bronze des montants de l'escalier et passer un coup de serpillère dans la cage d'ascenseur. Une société de nettoyage assure l'entretien de la moquette rouge qui couvre les parties communes. Le facteur dépose, le matin, le tas de courrier chez le concierge, qui s'occupe en le redistribuant dans les boîtes. Il y a aussi les poubelles à sortir et à rentrer, ce n'est plus trop de son âge, mais bon, "les gens ne jettent pas beaucoup par ici".

Le concierge n'a rien contre un brin de causette, les après-midi sont interminables, une fois la tâche du courrier accomplie. Il y a même du café au chaud sur une plaque électrique, si on a cinq minutes.

Il a étudié la plastique orthodentaire, qui consiste à faire des moulages de dentitions en vue d'en diagnostiquer les malformations - "à l'époque, on n'avait pas la radio, à part la TSF", dit-il en riant de cette bonne astuce. Mais il a finalement travaillé dans la banque, guichetier pour commencer, puis quelques années dans les bureaux, "on prend du galon quand on a une porte qui se ferme", et puis un peu de comptabilité "histoire de pas rouiller le méninge" et d'arrondir les fins de mois. "Conseiller financier, on dirait aujourd'hui".

Un mariage, très tôt, à 19 ans, trois ans après la fin de la Guerre. Un enfant, deux ans plus tard. "Encore un peu de café ?"

Un pavillon en banlieue, "tout en meulière... Vous aimez la meulière ?". Une vie simple, comme on dit, avec son lot de turpitudes et de mesquineries, "bon an mal an, on s'en est tirés, Jeanne et moi".

Jeanne est partie il y a dix ans, un cancer foudroyant, le foie, "elle qui ne buvait jamais d'alcool". Mais bon, "il y a un âge où on peut partir sans que ça fasse désordre, même si c'est dur pour ceux qui restent, on peut quand même l'accepter, non ? 71 ans...". A sa mort, il a vendu le pavillon, cherché autre chose dans Paris, rencontré des gens qui des gens que, et de fil en aiguille en est venu à arrondir sa retraite en exerçant les fonctions de concierge, habitant la loge tout de même assez spacieuse aux odeurs de soupe et de poivre sec.

La fille s'appelait Marthe. C'est elle qui est décédée en 1975. "Là, par contre, c'est vraiment injuste, on part pas comme ça à 25 ans quand on est enceinte, non ça c'est pas dans l'ordre des choses".

"Vous savez, y en a beaucoup qui font ça, dans le métier. Tiens, au numéro 80 de l'avenue, c'est 4651, pour 1946-1951, le p'tit chien de madame, mort écrasé par un poids lourd ; au 18 de l'avenue de Suffren, 1953-2008, bon c'est récent comme deuil ; à Marcadet, 99A01, c'est les dates de la chimio de la femme du pipelet, pas mal hein ? de 1999 à 2001 ! Et encore, le plus drôle, enfin je trouve : 1959-2010, là, le concierge a un mélanome, il se donne encore un an..." Il s'étrangle de rire en avalant son café.

Mais tout de même, ça ne vous fait rien de taper cinq ou dix fois par jour ce code... ces dates... ?

"Ben non, couillon ! Moi j'utilise un truc... enfin, un truc magnétique... enfin, une sorte de clé, quoi !"

6.5.09

autolyse # 2



l'accumulation des allers et des retours te donne envie du grand aller simple

déjà que ce n'est pas simple d'aller sans se retourner
en plus il faut revenir...
la fleur d'hiver est réapparue au détour d'une conversation sur l'été dernier
savoir où tu es pour décider si tu peux lui revenir
jusqu'où tu peux t'en retourner
ou bien alors continuer d'avancer et voir si tu la recroises
damnées parallèles !...
miracle réclamé : que les séquentes deviennent sécantes
il paraît que ma tête lui revient toujours
redevenir vecteur
les stations de métro près desquelles tu dors depuis un mois
commencent presque toutes par la lettre P
pyrénées, pernety, porte de...
ce n'est pas plus un signe qu'un hasard
p comme pont, p comme profil, p comme pèlerin
comme poisse, aussi
la poisse, c'est que ça poisse
ça colle, ça englue, ça empêche de vectoriser
tu ne désires plus guère que ce retour
qui te dédouanerait d'avoir à revenir
tu partirais alors vers le lieu que tu n'as jamais vraiment habité
où la fleur d'hiver te recevait
t'y recevrait-elle encore, ou bien serait-ce désormais chez vous ?
revenir chez vous sans repasser par chez toi qui est devenu chez eux
le chez eux des tiens
d'habiter chez les autres crée une dynamique circulaire
c'est peut-être la pire de toutes
tourner en rond entre quatre P
purgatoire-paradis-provenance-perdition
vraiment ? ça se terminera comme ça ?




petite pompe à jus
mon petit tourne-nerf
ma machine à vider
à emplir de tes riens
mes langueurs d'outre-terre
à casser mes longueurs
de voyeur souterrain
et mes lévitations
de rongeur de vieux frein

ma pomme qu'a chuté
pas trop loin du pommier
prune qui pousse papa
à forcer sur l'noyeau
ma noisette dorée
ma cerise à l'eau-d'vie
mon pigment d'abricot
mon doux raisin amer
mon pépin à Bordeaux

mon mangeur de consonnes
mon racleur de labiales
mon suceur de mille mots
aux gutturales rouleuses
dévastateur tantale
à voyelle interdite
qui rend la langue heureuse
d'être si mal tombée
de ta bouche mâcheuse

vieux frère détrempé
sous la hutte des draps
tu finiras un jour
par me croquer tout cru
tu goûteras papa
des pieds jusqu'à la tête
et ta maman émue
ira pleurer de l'eau
sur mon rire moussu


(1996, peu après la naissance du Bigouane)