19.11.12


J'ouvre la porte, et entre en interaction visuelle avec le conjoint. Il est en train d'éplucher des carottes en vue de pourvoir la ration nutritive conclusive d'une proportion suffisante de vitamines A, C, B6 et de potassium. Nous entrons en mode opératoire « couple/retour/fin de journée ». Il y a échange de répliques comportant satisfaction, attention et curiosité, puis pratique d'une interaction buccale destinée à nous assurer mutuellement de notre affection. Le conjoint a tendance à ramasser les pelures de carottes avec la main gauche, ce qui me renseigne immédiatement sur la dimension « émotionnelle/dépendante » de son état d'esprit actuel. Comme je produis intérieurement l'hypothèse que cet état d'esprit peut être dû à un problème relatif à son activité rémunératrice quotidienne, j'opte pour une question portant sur cette dernière, en tâchant toutefois de ne pas susciter par la formulation de la question un décryptage trop évident de mon sous-entendu ; je compte provoquer ainsi en lui l'impression de pouvoir s'exprimer librement, ce qui est le gage d'un échange apaisant réussi et efficace car le conjoint a tendance à refuser la communication spontanée quand il se sent trop orienté. Tout en échangeant avec moi sur le mode de la communication spontanée à propos de sa journée d'activité rémunératrice, il tranche les carottes avec le pouce gauche posé à droite du légume (et non dessus) et le pouce droit posé le long du manche du couteau, ce qui est suffisant pour m'apprendre que son conflit est en mode « formulation/résolution » ; comme je sens néanmoins en lui une réticence à la spontanéité totale, je choisis d'introduire une gestuelle parallèle non brouillante, destinée à l'informer de la latitude d'expression dont il dispose sans pour autant lui donner l'impression que je me désintéresse de ses propos, et j'ouvre une canette de Kornforth (la motivation de ce choix relevant également du besoin d'hydratation ressenti après le trajet de retour, d'une durée de 45 minutes environ). La gestuelle parallèle non brouillante est opérationnelle, grâce à elle le conjoint est en mesure de verbaliser clairement le conflit, à savoir une incompatibilité apparente entre la durée aléatoire du trajet à accomplir en transports en commun depuis notre domicile commun jusqu'à son lieu d'activité rémunératrice d'une part, la faculté d'occuper son quota de temps d'activité dans l'intervalle chronique imparti d'autre part, incompatibilité qui lui a valu des réprimandes de la part de son conseiller d'activité quotidienne. J'émets l'hypothèse qu'un départ plus matinal de notre lieu d'habitation aurait pour conséquence une maîtrise moins aléatoire de son heure d'arrivée, quitte à raccourcir quelque peu notre ratio d'échange verbal inaugural à vocation apaisante et dynamisante, perte aisément compensable par l'échange de deux SMS à vocation similaire depuis nos modes de transport respectifs. Il en convient. Une fois ce conflit résolu, je passe à la suite, à savoir l'accomplissement partagé des diverses tâches restantes en vue de l'élaboration de la ration protéinique conclusive, destiné à provoquer chez le conjoint des représentations mentales associées à « la complicité », « la collaboration » ou « l'égalité ». Il faut allumer l'appareil à vapeur, placer les légumes épluchés dedans, attendre 8 minutes, tout en poursuivant l'échange verbal spontané. Ce dernier porte sur un prolongement inattendu de la résolution du conflit initial : le conjoint a maintenant les mains jointes, le pouce droit sur le pouce gauche, ce qui manifeste un passage en mode « rationalisation et évaluation des conséquences » et occasionne la question « Et si les transports fonctionnent bien, et si j'arrive en avance, je fais quoi ? ». Je ne me laisse pas désarçonner par la question, même si j'ai du mal à imaginer que le conjoint puisse se trouver dépourvu d'activité sur les lieux-mêmes de son travail, d'une part, et donc a fortiori que cela puisse l'amener à une situation de dissonance, d'autre part (je sais que cette difficulté de mon côté est due à une projection de mon propre mode opératoire sur le sien, je décide donc d'actionner la fonction empathique afin de mieux cerner l'origine de ce nouveau conflit en lui, conflit qui, à titre de ramification sub-logique du problème initial, doit pouvoir, si ma solution était satisfaisante, se solutionner sur le même schéma, à savoir « nonA => B => A », à savoir « perte => gain => rattrapage de la perte », à savoir « ce que tu perds en échange dynamisant et positivant par ton départ plus matinal, tu peux le rattraper grâce au gain de temps et à l'arrivée potentiellement anticipée sur le lieu de travail en occupant ce temps de reste à des activités elles-mêmes dynamisantes et positivantes – c'est toujours délicat de procéder ainsi avec le conjoint, car il a une propension à confondre ma démarche empathique avec la satisfaction de sa pulsion « fusionnelle/inhibante », ce qui m'amène entre autres à accompagner les usages de la première d'autant de gestuelles parallèles non brouillantes, destinées alors à marquer mon indépendance et mon autonomie affective vis-à-vis de son conflit interne – en l'occurrence, je reprends une Kornforth). Je choisis de procéder par « scénario intuitif », car je perçois que l'analyse distanciée et rationnelle de la tension risque de se révéler non productive, alors que l'élaboration d'une fable à vocation cathartique peut lui permettre, par un jeu d'identification spontanée, de mettre en scène le conflit et donc de ne plus le subir, ce qui est tout de même l'objectif à assurer en vue du déroulement apaisant et conciliateur de la soirée (objectif à court terme) : « Et si tu en profitais alors pour quelques minutes d'exercices respiratoires à fonction relaxante ? ». Putain ! Il est trop tard pour corriger ma bévue : j'ai utilisé la même tournure syntaxique que lui (« Et si... »), ce qui risque d'alimenter son fantasme « fusionnel/inhibant » ; je dois à la fois continuer de manifester mon assurance sans rien laisser paraître du léger trouble occasionné par la perception de cette bévue – ce que j'arrive à faire sans souci en attrapant la canette de Kornforth par la main droite tout en croisant la jambe droite sur la gauche – et trouver une diversion afin qu'il ne focalise pas sur l'identité des tournures syntaxiques : je me souviens alors qu'il est possible à cet effet d'adopter la stratégie de « noyer le poisson » en insistant sur la formulation maladroite plutôt qu'en cherchant à la dissimuler ou à la faire oublier, ce qui a en outre pour bénéfice de montrer à l'interlocuteur que l'on est parfaitement à l'aise avec la formulation puisqu'on peut justement la focaliser à loisir. J'enchaîne donc sur « Bah ! Avec des si on mettrait Paris en bouteille... », ce qui n'est pas très créatif mais c'est la première chose qui me vient, or je suis dans une situation d'urgence et n'ai pas le temps de raffiner. Le bénéfice potentiel de cette phrase me semble immédiatement mitigé : d'un côté, par le focus apporté à la tournure syntaxique « Et si... », je noie effectivement le poisson, mais de l'autre, j'inclus ma première phrase, mais aussi la sienne, dans une globalisation (ce qui n'apparaît pas statistiquement très satisfaisant quand il s'agit de traiter un problème ponctuel émis d'un point de vue subjectif) et une distance presque connotée d'ironie (ce qui est tout aussi contre-productif dans le cadre du rapport intime à objectif conciliant). Néanmoins, cela ne semble pas porter à conséquences puisqu'il émet un sourire de Duchenne, ce qui montre qu'à défaut d'avoir trouvé l'idée d'une mise en bouteille de Paris très drôle en elle-même – cela m'étonnerait, connaissant ses appétences humoristiques usuelles-, il apprécie l'intention de légèreté et de détente qu'il me suppose avoir eue lorsque je l'utilisais. « Et si je te disais que tu es irremplaçable ? » : par ces mots, il achève sans le savoir de me rassurer, car tout est là : jeu mimétique assumé pouvant déboucher sur la représentation mentale de « complicité », promotion de la qualité de la solution émise par l'autre et du coup de l'autre lui-même, aveu (consenti sans réserve) de la résolution de la dissonance – je dois juste être prudente, le risque que ce geste de dépôt des armes puisse s'accompagner d'une déficience érectile de sa part plus tard dans la soirée devient réel et me force à rééquilibrer la donne d'ici environ une vingtaine de minutes, délai au-delà duquel pourrait être entérinée la « situation proto-médicale non fantasmatique ». Pour commencer, je lui propose une Kornforth afin de rétablir une position d'égalité. Puis je soumets à ses voeux le panel d'options télévisuelles de la soirée, en présentant les choses de telle manière qu'il croie « montrer qu'il décide en fonction de ce qui fait plaisir à l'autre tout en choisissant réellement, au contraire, en fonction de ses seuls goûts et appétences », le conjoint entretenant parfois les potentialités de sa fonction érectile avec le sentiment d'une dominance engendré par l'impression de me manipuler sans mauvaise intention. Il opte, j'obtempère, nous passons à table. La nutrition commence ; comme la digestion s'avère d'autant meilleure et discrète que la manducation s'accompagne de sensations gustatives agréables, nous soignons généralement la préparation et l'accommodement des repas pris au domicile commun. Ce soir, au menu, étouffée de blancs de pintade au safran, légumes vapeur et boulgour. C'est suffisamment bon pour donner envie de lactose et de fructose, du raisin au roquefort ne saura ici décevoir. Il y a « anecdotes relatives à la journée écoulée » et « franches rigolades » (type 1 - « collègues » - et 4 - « superviseur d'activité »), ainsi qu'une ébauche de « jeu verbal érotique » de la part du conjoint (« Qu'est-ce que tu mettrais pour l'exciter ? Ton tailleur noir ou ton chemisier échancré ? ») que je nourris le temps qu'il faut pour assurer la transition salé-sucré/salé. Il faudra bientôt changer la cartouche de la carafe à hydratation. Après la consommation de protéines et l'hydratation, nous nous asseyons sur le canapé pour absorber la boisson chaude tranquillisante tout en regardant un produit télévisuel destiné au divertissement. Nous sommes alors en interaction tactile latérale, mais il est encore trop tôt pour songer à la satisfaction du besoin sexuel car la boisson tranquillisante n'est pas encore intégralement ingérée. Le programme télévisuel choisi comporte la présence de 9 candidats issus de diverses régions du territoire national, ils ont pour objectif de séduire une boulangère picarde en vue d'une union matrimoniale ; c'est manifestement le Marseillais qui est le mieux placé à l'heure actuelle, il utilise avec beaucoup d'efficacité les atouts procurés par l'accent du Sud et le bronzage obtenu sans crèmes cosmétiques. Au bout de 25 minutes de programme, l'interruption publicitaire donne lieu à la présence sur l'écran d'un spot de 15 secondes assurant la promotion de la baguette « Binette » à l'aide du slogan « La tradition dans l'innovation », d'un spot de 20 secondes pour les préservatifs « Sensibility » sans latex qui « se portent comme si vous ne portiez rien », d'un spot de 17 secondes pour les boissons chaudes tranquillisantes « Séréna » (« Parce que la vie, c'est vous »). Le programme ludique reprend. Comme la fenêtre est ouverte, on entend distinctement les voisins de droite se livrer à la satisfaction du besoin sexuel ; ma boisson chaude est presque terminée, mais la perception auditive des voisins ne suffit pas à provoquer une excitation sexuelle suffisante pour déclencher le mécanisme de désir pour le conjoint, je me les représente donc en train de pratiquer une levrette, position qui assure à la fois pour la femme les avantages d'une pénétration profonde, et pour l'homme la satisfaction narcissique de sa pulsion de dominance. Le fantasme est efficace, je suis sexuellement excitée et entre en interaction tactile manuelle avec le torse du conjoint. Sa fonction érectile est suffisamment opérationnelle pour être activée par le seul effleurement de ses aréoles ; la manipulation est efficace, le conjoint bande et nous allons nous doucher l'un après l'autre après avoir visionné la fin du programme ludique et rincé les tasses à boisson chaude. Ultérieurement, la durée du rapport et le modus operandi du conjoint me procurent un orgasme assez satisfaisant pour envisager de s'en tenir là, car une deuxième jouissance ne serait pas sans effet sur la teneur de la productivité matinale. Après le nécessaire moment d'accompagnement de la descente post-orgasmatique, constitué de confidences et de rires grâce auxquels chacun s'assure de la satisfaction de l'autre et qui permet la transition de l'excitation à l'apaisement, nous convenons contractuellement qu'il est l'heure de dormir. « Bonne nuit, mon amour. »