13.3.09

Reine du silence



Tu prends des poses.
J'ai beau essayer de le voir autrement, cette impression revient toujours : tu prends des poses, comme si des paparazzi te suivaient continûment pour surprendre tes moments d'abandon ; comme si tu étais redevable à quelqu'un de ton être, ton apparaître, ton mouvoir.
Devant moi aussi, et même dans l'intimité de la chambre, tu prends ces poses qui, ailleurs, accrochent le regard des publics que tu croises.

Comme si tu ne devais rien au hasard, tu contrôles et arranges les axes, les vecteurs que forment tes bras, tes épaules, ton cou, ta poitrine - jusqu'à la manière dont tes seins se relâchent sous la blouse. Tu inventes un mouvement parallèle entre l'arête de ton nez et la ligne de ton avant-bras, tu instaures un rigoureux angle droit entre ton menton et le poignet sur lequel il repose.

Toi, tu ne te reposes jamais. Tu voudrais en fait ne plus avoir à dormir, cette corvée dont tu ne maîtrises que les heures extrêmes - le coucher et le lever. Mais tu as trouvé un moyen de t'enrober des draps, qui pourrait faire croire que tu mimes le sommeil et que tu poses pour un peintre, un photographe : c'est tout de même pour toi une satisfaction.
Enfant perpétuelle, tu joues à la statue. Si un écrivain te demandait de poser pour lui, je crois bien que tu accepterais ; ce pourrait être Condillac, biographe statuaire, ce pourrait être Cécile Saint-Laurent, Joyce Oats, peu importe : sa patience justifierait ton application.

Tu passes ton temps à rembourser cette dette, dont nous sommes presque tous affligés, d'avoir des yeux ; car tu l'as bien compris, même si tu ne le formules pas en ces termes : le regard nous oblige. Tu t'arranges d'ailleurs toujours pour que tes yeux ne voient pas qui te regarde. Il y en a encore qui interprètent ce tic comme un défaut de franchise, de loyauté ou de courage, mais c'est juste l'impossibilité profonde de soutenir un regard. Alors, plutôt que de fixer quelqu'un dans le vide, tu regardes ailleurs et crée un nouveau point de fuite.

Tu as horreur des auto-portraits.

C'est pour cela que tu m'as demandé par courrier d'écrire cet article à ta place. Ayant eu vent de mon éviction, tu m'imaginais désoeuvré, disponible pour dresser, à l'issue de quatre ou cinq entretiens, cette "biographie expresse" que te demandait le magazine concurrent de celui qui venait de me remercier. Tu appréciais, écrivais-tu, ma manière de procéder dans les descriptions. L'article, tu te contenteras de le signer.
Pendant que je termine le texte, tu inspectes ma bibliothèque, les objets posés sur les meubles et les rayonnages, puis tu retournes t'asseoir en amazone sur le fauteuil crème - où tu prends la pose.

De temps à autre, puisque je dois en être censé, je lève les yeux vers toi ; je ne te connaissais que de nom, ayant depuis longtemps cessé de fréquenter les cinémas, et ignorais tout du milieu dans lequel tu évolues. Il a fallu que tu m'expliques par le menu les castings, la rareté des rôles, les combines, les rivalités, les amitiés intéressées, les moqueries et les sous-entendus : je savais tout cela par les articles de la presse à sensations auxquels je n'arrive jamais à échapper complètement, mais il y a quelque chose de saisissant dans la manière dont tu évoques ces manigances ; elles acquièrent par ton récit une réalité auquel aucun ragot ne saurait prétendre. D'ailleurs, ton interprète rougit parfois de ton absence de gêne à citer tel nom connu, tel producteur à la réputation pourtant assise, comme si elle avait honte, en te traduisant, de se faire la complice de tes indiscrétions.

Tu t'es proposée à mes mains dès le deuxième entretien. Aujourd'hui, c'est notre dernier rendez-vous, et rien ne justifie que l'on se revoie plus tard. Je tire l'article, le glisse dans une enveloppe et te le remets pour que tu puisses le relire à tête reposée. L'interprète demande, comme à l'habitude, si elle doit nous laisser seuls un moment. Tu lui réponds visiblement que non, aujourd'hui tu vas partir avec elle. Je te reverrai en photo, celle qui accompagnera le "portrait-express", peut-être aussi dans un des films, trop peu nombreux à ton goût, où tu apparaitras. Sur le pas de la porte, tu m'adresses un dernier signe de la main, que l'interprète choisit de ne pas traduire.

(d'après une photo de Henry Clarke)


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