20.3.09

Autolyse # 1



Il venait de passer un sale quart d'heure.


L'avocat l'avait prévenu : dans ce genre de comparutions, tout se joue très vite et l'issue du procès peut se décider sur un simple regard, une manière de se comporter ou de se lever pour se présenter à la barre, plutôt que sur le contenu objectif des dossiers.

Il avait essayé de se maîtriser, non sans mal. A aucun moment la colère ne vint hacher le débit de ses paroles, aucune fébrilité ne troubla ses mouvements. Il avait presque de quoi se sentir fier, lui pour qui cet exercice de contrôle relevait du calvaire. C'en fut un, mais il en sortait victorieux.

A présent, attendre.

Il se sentait à la fois vidé, épuisé par l'effort fourni pendant l'audience, et comme visité par cette colère réprimée qui tentait maintenant de se glisser dans ses muscles, au bout de ses doigts, faisant légèrement trembler ses lèvres. Les allées et venues à travers la salle où il avait été guidé par un appariteur l'agaçait ; le sourire confiant lancé par l'avocat qui le laissait seul pour aller boire un café avec une de ses confrères, l'avait agacé ; la sentence, même à lui favorable, l'agacerait probablement. Et ce qui l'agaçait encore, c'était d'avoir dû se plier à cette procédure, d'avoir cautionné par sa présence ce cirque saturé de formalités, de phrases boursouflées et de connivences, alors que l'"affaire", au bout du compte, aurait pu se régler d'homme à homme, sans intermédiaires en robe et à bavette blanche.

Mais autre chose, par dessus tout, provoquait son agacement et, tout uniment, l'amusait : que l'"affaire" jugée, en ses formulations légales, ne traduisait que très imparfaitement les événements qui l'avaient amené ici. On lui imposait donc d'attendre, dans cette salle agitée d'un incessant remue-ménage de policiers, d'huissiers, de messieurs-mesdames les juges et de maîtres en grand apparat, l'énoncé d'une sentence qui, quelle qu'elle fût, ne correspondrait pas à la réalité ; de justice, il ne pouvait être question dans ce cas puisque entre les faits et leur récit par les hommes de Loi, il y avait discordance. Ne se considérant pas pour autant comme un menteur par omission, il se sentait victime d'une injustice plus fondamentale que l'erreur judiciaire.

L'avocat l'avait prévenu : mieux valait passer pour un fou que de mettre un doigt dans cette histoire avec laquelle, au bout du compte, il n'avait rien à voir.


*****

Brian l'avait appelé un dimanche soir ; l'anglais avait la mélancolie coutumière, les veilles de semaine. Mais ce dimanche, cela semblait plus sérieux que les accès de déprime habituels. Ils convinrent de se retrouver dans un café jouxtant la gare Saint-Lazare.

Brian arriva presque à l'heure, le teint livide et la démarche lente. Son regard était marqué d'une détermination absente, comme déjà fixée sur un objet qu'il discernait dans un futur très proche.

- Gabriel, je ne sais plus.
- Quoi ?
- Je ne sais plus comment continuer, tu vois. C'est dans ma nature de me poser ces questions, tu me connais, mais je crois que la vie m'a donné une réponse. C'est plus possible, Gabriel.
- Tu vas partir ? laisser Béa et les enfants ?
- Non, je vais arrêter.
- Tu as raison, ce travail t'épuise et...
- Je vais m'arrêter, Gaby, définitivement.

C'était la première fois que Gabriel se retrouvait confident d'un projet de suicide.

- J'imagine que ça ne sert à rien de...
- A rien. Merci, Gab.

Ils avaient déjà, par le passé, abordé le sujet, d'abord sur un plan théorique et général, puis en le centrant davantage sur le cas de Brian, et aboutissaient alors invariablement à la conclusion que la décision de se supprimer était pour ce dernier impossible à prendre : cela reviendrait à emporter l'immonde sentiment de faute - faute d'imposer son geste, et les conséquences, à Béa et aux petits - dans la tombe ; ajouter à la douleur physique inévitable du trépas, celle de la culpabilité ; figer celle-ci dans l'instant fatal, se statufier pour l'éternité comme coupable - et accessoirement, rendre du même coup ses proches coupables eux aussi...

Cette annonce de vouloir "s'arrêter" n'en surprenait que plus Gabriel, qui estimait que son ami utiliserait la déduction et l'analyse rationnelles comme dernier rempart contre les assauts de Thanatos : il faut bien que l'instinct de vie s'exprime d'une manière ou d'une autre, et jusqu'à ce soir, cela paraissait avoir fonctionné ainsi pour Brian.


- Tu vois, ce que je pourrais espérer de mieux, ce serait de mourir dans un accident ou un attentat.
- Tu me l'as déjà dit, souvent...
- Oui, mais c'est comme si, tu vois, je savais que ça allait arriver ce soir. Oui, je sens que je ne vais pas arriver vivant au bureau, que les cachets dans mon tiroir à verrou ne serviront à rien. Je crois que je vais y passer avant.

Il disait cela pour s'encourager, c'était évident. Gabriel aurait voulu ne pas avoir à respecter la décision de Brian, le tirer de cet apparent état d'hypnose morbide en se moquant de son "pressentiment", arguant qu'un attentat, un dimanche soir, dans un métro aux trois quarts vide, serait bien du temps perdu... Mais le pacte avait toujours consisté entre eux à ne pas laisser l'affection qu'ils se portaient empiéter sur leur exercice commun de la pensée rationnelle, de ses raisonnements et de leurs effets sur la vie dite quotidienne. Ainsi, jamais de jalousie, puisque la jalousie ne se pouvait analyser autrement, du point de vue rationnel, que comme une absurdité enfantine - même quand Gabriel eut cette aventure avec Béa, dont Brian se vit informé assez vite et à propos de laquelle il ne manifesta nulle gêne ou ressentiment.

- Ecoute, ça me fait chier, Gabriel, de te dire ça comme ça. Je sais que tu aurais préféré un peu plus de solennel...
- Tu as réglé les reliquats ?
- Sorry ?
- Je veux dire, pour Béa, tu as pensé à l'administratif ?
- Oui c'est fait. Et j'ai fermé tous les comptes vendredi, elle a l'argent à portée de main. Dans le tiroir à verrou. Et puis j'ai demandé à faire don de mon corps à la médecine, ils se chargent de tout, crémation et mise en urne, ça m'aurait fait chier d'engraisser les pompes funèbres.

Il parlait avec détachement, sa détermination semblait si forte qu'il pouvait évoquer ces détails sordides dans une sorte de froideur - ça ne le concernait déjà plus, il ne vivait plus que par son "projet" de mort.

- Je reprends une bière.
- Je t'accompagne.
- Tu te souviens, Les Copains ?
- Ah oui, Romain... "Que dirais-tu d'une autre bouteille de ce vin ?"
- "Je t'en dirais le goût."

Ils commandèrent deux autres bières et burent silencieusement. Puis rirent encore de Jules Romain. Evoquèrent Deleuze, dans L'Abécédaire, "Ce que recherche l'alcoolique en buvant, c'est le dernier verre". Dans quelques heures, Brian allait quitter le monde clos, ouaté, chamarré, des bons mots et des paradoxes ; il n'en semblait guère attristé, tout se passait finalement de manière si "naturelle"...

Gabriel avait quand même tenu à l'accompagner jusqu'à la rame de métro, juste pour voir, entendre les portes automatiques se refermer entre eux. Ils n'avaient rien dit en descendant les marches, pas plus en traversant la salle donnant sur les différentes lignes, pas plus en franchissant le tourniquet. Pour tenir compagnie à Brian, Gabriel prendrait l'escalier de gauche puis, une fois le métro parti, le remonterait pour accéder au passage desservant l'accès à la direction opposée.

La rame était retenue à quai, suite à un malaise de voyageur quelques stations auparavant. L'immobilisation ne dura qu'une minute, mais ayant embrassé Brian - sur une seule joue - et alors qu'il se redressait, il vit la valise.

Ce n'était pas une valise très remarquable, mais un de ces bagages qu'on dégote à des prix très bas, et d'une solidité à l'avenant, chez nombre de revendeurs peu regardants sur la qualité de leur produits. Bleue, avec des bandes grises et de grosses lettres blanches. Deux poignée - portage horizontal ou vertical. Verrouillage codé, poche à soufflet rétractable, roulettes. Le verrouillage avait été renforcé par un cadenas qui bloquait les fermetures-éclair. Rien de très notable, dans cette valise - mais elle était posée là, à côté d'un strapontin replié, couvée du regard par le voyageur assis face à elle. Un homme lui aussi banal, la quarantaine, barbu, recouvert d'un ample vêtement sombre, chaussettes blanches et tennis. Deux détails happèrent, l'espace de quelques secondes, l'attention de Gabriel : ses mains, son regard. Mains qui se tordaient l'une l'autre et qu'on devinait moites ; regard fixe et dénué d'expression qui, contrairement à ce qu'il lui avait semblé, ne visait pas la valise mais un point situé juste au-dessus : une femme très pâle dont le visage se teintait d'un masque de grossesse disgracieux. Les lèvres de l'homme remuaient imperceptiblement.

Gabriel le quitta des yeux, et se tourna à nouveau vers son ami.

- Ne dis rien.

Dans la voix de Brian, un ordre, une supplique, un constat - interrompu par le couinement acide annonçant la fermeture des portes. Gabriel marcha à reculons, et se retrouva sur le quai ; les portes masquaient à présent la valise.

Un regret lui traversa alors l'esprit - avoir laissé le spectacle d'un barbu revenant de la Mecque et confit en dévotions muettes troubler les derniers instants qu'il passait avec l'Anglais. Mais quand le métro s'ébranla, il reprit conscience.


*****


L'alternative lui apparaissait dans toute sa simplicité : ou bien l'inconnu à la valise était effectivement un voyageur anodin, et Brian mourrait au bureau, dans des circonstances que leur pacte interdisait d'imaginer ; ou bien le barbu accomplissait en ce moment même un attentat-suicide à la valise piégée, et l'Anglais périrait, probablement sur le coup, lors de l'explosion. On pouvait toujours espérer, dans le premier cas, que Brian fût pris d'un accès de "vitalité" susceptible de le détourner de son projet ; dans le second, il n'y avait rien d'autre à attendre qu'un dérèglement du mécanisme détonateur. Sans pouvoir s'en rendre raison, Gabriel penchait plutôt pour la seconde hypothèse, partagé entre l'horreur de circonstance à l'idée des corps déchiquetés, des destins interrompus - cette femme enceinte ! -, l'absurdité et la vacuité de cette violence et la satisfaction calme d'un accomplissement, celle de voir le souhait le plus intime de son ami se réaliser à son insu - car aurait-il seulement le temps de prendre conscience de ce qui, au bout du compte, lui assurerait enfin le bonheur : cette mort dont il ne portait pas la responsabilité, ce suicide par procuration dont il n'aurait même pas chargé un autre que lui d'être le bras ?

Il remonta les escaliers.

La décision fut prise peu avant le premier arrêt que devait effectuer la rame qu'il venait d'emprunter. Enfin, "décision"... La seule chose qu'il avait décidée, c'était de ne pas résister à l'impulsion de tirer le signal d'alarme. Aurait-il attendu quelques secondes de plus que, probablement, il ne se serait jamais retrouvé dans ce tribunal.

Tout s'était enchaîné très vite. La voix du conducteur dans le haut-parleur. Le silence. La même voix dans le microphone, sous la manette rouge. Les râleries émises par cette voix, on croyait avoir affaire à un plaisantin. Le silence. Le redémarrage du métro après quelques minutes d'arrêt et d'autres râleries. La patrouille de contrôleurs sur le quai. Qui a sonné l'alarme ? Son geste discret mais assuré pour se désigner. Pourquoi ? Ses explications embrouillées. Où ça ? La bombe ? dans cette rame ? Non, dans celle qui vient de partir vers Asnières. Tu te fous de ma gueule ? La colère qui monte. Le premier coup porté au visage du contrôleur qui l'avait pris à partie. L'empoignade. Collé au mur. Les flics. Les coups encore. Le ceinturage - le gros flic sentait le sel et la graisse de kébab. Le poste de police. La garde à vue en cellule de dégrisement malgré un alcootest à peine positif. La colère, inutile ici. La camisole suivra, s'était-il dit avant de sombrer enfin, épuisé, vidé par l'effort. Il n'y avait eu aucun appel d'urgence au poste pendant son interrogatoire et sa fouille. Brian agonisait, inconscient, dans son bureau. Lui, serait poursuivi pour outrages et violences envers représentant des forces de l'ordre, et quelques charges annexes. La première chose entendue au réveil : "Le coup de la bombe, c'est pas souvent en ce moment... / Ouais, surtout dans une autre rame !" Rires enroués.

Un bilan psychiatrique négatif acheva de le faire considérer comme un très mauvais farceur doublé d'un affabulateur au tempérament agressif incontrôlé.


*****


L'avocat revint à lui, l'air guilleret.

- Ils vont bientôt reprendre, je pense.
- Comment le savez-vous ?

Maître parut décontenancé par la question.

- Eh bien, ça fait presque 25 minutes, c'est le temps moyen pour...
- "Le temps moyen"...
- Je vous conseille de faire quelques pas avant d'y retourner, sortez prendre l'air dans la cour.
- Je reste ici.
- Comme vous voudrez.

Vu que son client ne ferait pas appel, l'avocat semblait compter impatiemment les secondes qui le séparaient encore du moment où il n'aurait plus à le croiser.

Quand Gabriel avait appelé, vers 11h30, au bureau, il n'était pas tombé, comme à l'habitude, sur la secrétaire. L'associé de Brian lui répondit - elle a pris des RTT, en état de choc, c'est elle qui a trouvé le corps, de l'urine plein la moquette, condoléances. Tout s'était effectivement passé de manière naturelle.

Dans le bus, il se remémora la sentence... "Après délibérations, la Cour condamne mr... à une peine de deux ans de prison avec sursis avec obligation de soins, et une amende" beaucoup trop élevée pour être payée sur le champ. A moins que Béa... Une fois rentré chez lui, il prépara du café et se plongea pendant plusieurs heures dans le dernier ouvrage de Brian, un essai de vulgarisation économique qui avait su, lors de sa parution, trouver son lectorat.


*****



Quinze jours plus tard on réactiva le plan "Vigi-Pirate", la cote d'alerte fut placé d'office au rouge, et un deuil national fut décrété.

La rame était pleine, chose inhabituelle un dimanche soir à 22 heures, mais le trafic ayant été interrompu suite au malaise d'un voyageur à Invalides, les usagers s'étaient accumulés sur le quai de la station Saint-Lazare. Le mode de fabrication de la bombe relevait de l'artisanat. Un des rescapés encore en état de parler évoqua une valise bleue et grise, un homme en complet, une femme enceinte. Il s'avéra assez vite que l'homme victime d'un évanouissement à Invalides participait à l'attentat : l'autopsie devait en effet révéler l'absorbtion d'une dose massive d'Aviocardyl une heure environ avant l'explosion. Le massacre avait dû être soigneusement préparé, longuement répété in situ, minuté.

En refermant le journal, Gabriel se demanda si l'homme à l'ample vêtement sombre était celui qui avait péri ce soir-là, ou s'il n'avait fait que jouer la "doublure".


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