23.2.09

FEINTE


Texte écrit en 1998, s'autorisant d'un concours de nouvelles dont le thème était "Touche" (98, le Mounedial de Foute, "touche"... sans commentaires), d'où le titre - les mots "marches" et "feintes" désignent les "touches", longues et courtes, du clavecin.






"Les hommes qui veulent arriver à un certain
degré de perfection ne devroient jamais faire aucun
exercice pénible de leurs mains. Celles des femmes, par
la raison contraire, sont généralement meilleures. J'ai
déjà dit, que la souplesse des nerfs contribue beaucoup
plus, au bien-joüer, que la force ; ma preuve est sensible
dans la différence des mains des femmes, à celle des
hommes ; et de plus, la main gauche des hommes, dont
ils se servent le moins dans les exercices, est communé-
ment la plus souple au clavecin

François Couperin



- Ce par quoi il faut que vous commenciez : imaginez que vous tenez une pêche dans la paume de votre main. Vous refermez vos doigts autour d'elle ; vous ne devez pas l'écraser, vous avez juste à en enrober le contour. J'ignore si votre main est douce, mais vous devez imaginer ensuite - et je l'imagine aussi - que la douceur de votre main cherche à se mêler avec celle, un peu rugueuse tout de même, d'une pêche de vigne. Comme vos doigts ne se touchent ni en leur longueur, ni à leur extrémité, vous ne ressentez votre main qu'à travers le contact de la peau de pêche. C'est ce que je voulais dire, "mêler les deux peaux" : la vôtre, qui n'existe alors que par la proximité de l'autre, et celle du fruit. Ce fruit qui vous sert aussi de modèle, de modèle pour la position de votre main. Ce respect, ce "tact" que vous devez nécessairement "manifester" - si vous voulez bien excuser ces préciosités étymologiques - envers le fruit pour ne pas l'écraser, tout en recherchant avec lui l'intimité et la pression les plus fortes possible, ce respect, donc, vous devrez le conserver tout au long de la pièce que vous jouerez. Envers votre main, envers cette courbure que le fruit imaginaire lui aura comme enseignée, et bien sûr envers le clavier sur lequel vous modifierez imperceptiblement cette position pour moduler les sons de l'instrument. Imaginez maintenant qu'en écartant un doigt, très peu d'ailleurs, vous libérez un son contenu dans le fruit, un son parmi tous ceux que le corps de l'instrument peut produire, et qu'on aurait - par un enchantement dont je m'avoue bien incapable de vous expliquer le principe - collectés et condensés sous la peau de la pêche. Disons : un son par "cellule", je ne sais quel terme employer, on décrit si difficilement la chair de la pêche... Le son traverse à présent la peau du fruit, c'est-à-dire en quelque sorte votre propre peau ; il court le long de votre doigt écarté, et vient se poser sur la marche ou la feinte adéquate. Ce n'est pas votre main, votre doigt, qui crée le son, ce n'est pas non plus l'instrument - qui porte bien ici son nom. Le son provient de ce vide dans votre paume, entre vos doigts, de cet écart creusé, de cette coque molle, peut-être moite, qui peut aussi vous faire penser à la coque d'une oreille. D'ailleurs cette nouvelle main que votre pensée façonne sera pour vous comme une troisième oreille. Et vous le savez bien : dans les pièces complexes, avec de nombreuses voix comme à la fin de votre Froberger, si celui qui joue entend une de ces voix - celle qui, cachée par les artifices de l'écriture, risque de se perdre et de se dissoudre parmi les autres -, si l'interprète entend distinctement cette voix-là, eh bien l'auditeur l'entendra également, sans qu'on sache vraiment pourquoi... Tout cela doit vous paraître terriblement fumeux, mystique : vous avez fait le Conservatoire, obtenu trois prix de solfège, appris à lire en cinq clés simultanément et à jouer un peu de tout Rachmaninov une tierce en dessous, et voilà que vous payez 300 francs pour entendre causer fruits et légumes ! Par un vieux gourou qui voudrait vous faire croire que vous n'aviez rien compris jusque là ! Cela fait dix minutes que je vous parle, vous avez la charité de m'écouter avec tous les signes d'une attention bienveillante, vous hochez la tête quand il le faut, vous...

- Mais je vous écoute vraiment...

- Ce n'est pas la question. Du moins, ce n'est pas la question que je me pose. C'est même en général le genre de question que je m'interdis de poser. Non, voici : jusqu'où pouvez-vous accepter
la superficialité ?... Non, un autre mot : la surface. Parce que la musique, en jouer, en écouter, en écrire, cela se ramène à un jeu de surfaces qui vibrent et échangent leurs vibrations, n'est-ce pas ? Alors la question est : jusqu'où pouvez-vous accepter, tolérer, que tout, absolument tout, musique et autres, n'existe qu'en surface, ne s'engendre qu'en surface, ne meure qu'en surface ?


Elle posa un doigt sur une touche, la laissant juste s'enfoncer sous son poids. Il y eut une zone vide, où la palette de bois ne fit que s'abaisser. Puis un très léger craquement - le gratté du sautereau contre la corde - perceptible au gras du doigt. La note. Dont le développement sonore suscita en elle l'image d'un champignon atomique en accéléré.


- Je ne comprends pas... Ou alors...

- Ou alors tout cela vous paraît bien banal, éloge de la légèreté et tutti quanti ?

- Je croyais que vous vous interdisiez de penser à la place des autres ?


Il se leva pour aller se rouler une cigarette.


- On peut s'arrêter là pour aujourd'hui. Revenez quand vous voudrez, mais téléphonez
quelques jours avant. Ou bien prenons rendez-vous dès à présent ?




Majéna ne répondit pas et se leva à son tour. Il y avait deux sièges face au clavier : celui de "l'élève", noir, molletonné, réglable en hauteur ; celui du "maître", chaise de cuisine agrémentée d'un coussin de velours bordeaux. Cette affectation, cette philosophie "profondeur des surfaces".... Insupportable ! Un vrai Prix de Rome ! Quel fatras pour enseigner à jouer correctement un petit prélude de Couperin et une toccata de Froberger... Elle s'acquitta du montant du cours et, en payant, supposa qu'il aurait aimé voir cette conclusion ressembler à la fin d'une séance d'analyse interrompue avant terme par un caprice plein de sous-entendus : paiement gêné du patient, silence détaché du maître d'oeuvre, porte qui se referme sur les trop-pleins du non-dit, "Je sais quand, comment et pourquoi elle reviendra"... Non, vraiment, pas grand-chose à sauver, hormi cette histoire de pêche : d'habitude, les enseignants emploient l'image de la balle de tennis, moins poétique... La "pêche", c'est bien trouvé, plus original... "Imaginez-la parfaitement mûre !"...
Il fumait sa cigarette en attendant qu'elle ait fini de glisser les partitions dans sa sacoche avec une gestuelle fluide et ordonnée. Cette manière qu'elle a de prendre son temps... Cette manière qu'elle a également de se glisser, avec ordre et fluidité, dans son petit manteau de mouton... Il parla en laissant la fumée s'échapper de sa bouche :


- Il vaut mieux s'en tenir là pour aujourd'hui, n'est-ce pas ?


Sur cette question, le débit de la parole ralentit considérablement : un point d'interrogation entre la voyelle et la consonne. Il répéta :


- N'est-ce pas ?

- Vous savez, je crois que je suis tout bonnement déstabilisée, et dans ce genre de situations, je deviens facilement irritable. Je ne voudrais pas...

- C'est donc sans malentendus que...

- Que ?

- ... Je vous raccompagne à l'ascenseur.

- Je prendrai les escaliers.

- Vous êtes jeune...

- Ma foi...


Le bruit de leurs pas sur la moquette réinstaura une pulsation plus allante, mais sourde. Ils bâclèrent leur première poignée de main. Puis ce fut le long trait, diminuant peu à peu, des escarpins dévalant les marches de bois. Puis le déclic du loquet automatique. Le bruit - verre et ferronnerie massive - de la porte du hall. Il ramassa sur le palier un gant qui s'était échappé de la poche du manteau.



********




Quand Majéna entra, Jérôme s'étira sur le lit pliant.


- J'ai passé l'après-midi à lire. Une histoire un peu mais pas trop. Je te raconte ?

- Pourquoi pas ? Du moment que tu fais vite...

- Ore voulez ouïr, amante mienne, l'histoire affligeante d'un type un peu dérangé, qui déménage six fois en cinq ans - où l'on peut discerner d'aucun signe d'instabilité... Le truc, c'est qu'il s'obstine, plus ou moins délibérément, à dégrader petit à petit les lieux qu'il habite ; note qu'il est alcoolique, ça aide... Donc, invariablement, un ou deux mois après son installation, il abandonne le ménage, oublie les poubelles, ne range plus, et je t'épargne les détails organiques. Jusqu'à ce que le logement lui devienne insupportable : il fait alors un vague nettoyage, du genre "veuillez laisser ces lieux etc.", et vogue la galère... Six fois ! Jusqu'à ce qu'il hérite un appartement à Paris, son oncle je crois. Et là ! Miraculum ! Il devient "The Mage of the Logis", astique, décore, brique, invente des solutions à tous les problèmes domestiques, et transforme le 3-pièces-cuisine en un merveilleux petit palais douillet. Ah oui, j'oubliais : il cesse de boire. Enfin, pas tout à fait, justement, et le peu de bière qu'il se sirote entre dix heures et minuit suffit à le tuer, lentement, comme pour achever dans la durée et en douceur un processus amorcé à la dure et aux alcools forts.

- Eh oui, la vie n'est pas cirrhose... Et alors ?

- Et alors voilà, j'en suis là, il reste six pages, liste des "oeuvres du même auteur dans la même collection" et feuilles blanches pour les notes personnelles comprises.

- Donc, en fait, c'est l'histoire d'un type qui passe sa vie d'homme à rechercher sa chambre mortuaire et qui, une fois qu'il l'a trouvée, l'apprête au mieux, et comme par hasard c'est un héritage... L'éditeur, c'est la Pensée Universelle ou la Société Internationale de Psychanalyse ?

- Quel cynisme, la Belle ! Tu ne trouves pas ça un tout petit peu émouvant ? Ton cours s'est mal passé ? Pas concluant ?

- Le cours a duré à peu de choses près vingt minutes, et Dornel, lui, ne marche pas à la bière mais à la pêche bien mûre.

- ??


Elle ôta son manteau et vida sa sacoche.


- Il a de jolies mains mais fait trop marcher sa bouche. Il a commencé par poétiser dans son verger puis, croyant remarquer que je ne suivais pas très bien la rhapsodie, il a décrété la fin du cours. Je crois que je lui ai plu, quand même, mais comme c'est un monsieur qui rêve de savoir garder ses distances, je demeure intacte, et toi, incocu.

- Pardon ?

- "IN-COCU", "PAS COCU", tu es le seul, l'unique, l'inestimable, le tatoué, le vu-à-la-télé, le réverbère de mes jours... Tu sais ce que j'ai appris aujourd'hui ?

- Majéna, il s'est passé quelque chose...

- Oui, probablement, quelque part...


Elle disposait en tremblant les feuillets sur le pupitre de l'épinette.


- Majéna, je suis sérieux !

- Normal, avec tes lectures d'auto-fossoyeur !


Elle chantonna "I was cleaning ma chapel of rest when the telephone rang...". Au fur et à mesure qu'elle improvisait sa chansonnette, son bras gauche, relâché et comme sans vie, s'abaissa lentement sur l'instrument. Son deuxième et son troisième doigt effleurèrent les touches du do et du si, puis se mirent à les faire sonner en alternance, lentement, de plus en plus vite, jusqu'à ce qu'on ne pût les discerner.


- Tu vois, ça c'est un "pincé", ou une "cadence", je confonds toujours... On en trouve souvent en début de prélude, sur une note plutôt grave, et ça sert... Tiens, voilà comment Dornel
le dirait : "ça sert à OUVRIR L'ESPACE SONORE" !!




Elle éclata de rire et, tout en continuant à battre les deux notes, changea de mélopée, "Send my body home... Let me have a second drive In the children paradise...". Le bras droit de son pull pendait le long du buste, parfois crispé par brèves saccades ; la manche vide, nouée comme à l'habitude en son extrémité, tremblotait alors ainsi qu'une marotte de chiffon.
Résigné, Jérôme glissa hors du lit, prit deux comprimés dans une soucoupe au centre de la table basse, et les lâcha sur le couvercle de l'épinette. En rebondissant, l'un d'eux tomba sur le lino.
Il s'assit et reprit sa lecture.



*******


"Une semaine après sa mort, on retrouva le corps. Le répondeur était saturé de messages d'origines diverses, beaucoup de femmes, dont la plupart appelait, c'était devinable, pour la première fois, des voix décontenancées. Louis avait si méticuleusement entretenu les trois pièces de l'appartement que la semaine d'abandon ne se remarquait guère : rien qu'un peu de poussière visible sur le long coffrage de bois peint en rouge et liseré d'or qui occupait tout l'espace du salon. Un compotier de cristal, installé à l'origine sur une étagère d'angle dans le couloir d'entrée, avait été projeté au sol, sous l'effet probable d'un choc qui avait dû précéder de peu le décès : il recouvrait à moitié un gant de laine, dont le gris-bleu, reflété par le cristal, se mariait avec bonheur au vert profond de la moquette. Peut-être Louis s'était-il éteint avant de pouvoir rectifier cet ultime affront porté à l'ordonnancement de sa demeure. Ou bien avait-il volontairement laissé les choses en l'état. Pour les couleurs."



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire