J'ouvre la porte, et entre en
interaction visuelle avec le conjoint. Il est en train d'éplucher
des carottes en vue de pourvoir la ration nutritive conclusive d'une
proportion suffisante de vitamines A, C, B6 et de potassium. Nous
entrons en mode opératoire « couple/retour/fin de journée ».
Il y a échange de répliques comportant satisfaction, attention et
curiosité, puis pratique d'une interaction buccale destinée à nous
assurer mutuellement de notre affection. Le conjoint a tendance à
ramasser les pelures de carottes avec la main gauche, ce qui me
renseigne immédiatement sur la dimension « émotionnelle/dépendante »
de son état d'esprit actuel. Comme je produis intérieurement
l'hypothèse que cet état d'esprit peut être dû à un problème
relatif à son activité rémunératrice quotidienne, j'opte pour une
question portant sur cette dernière, en tâchant toutefois de ne pas
susciter par la formulation de la question un décryptage trop
évident de mon sous-entendu ; je compte provoquer ainsi en lui
l'impression de pouvoir s'exprimer librement, ce qui est le gage d'un
échange apaisant réussi et efficace car le conjoint a tendance à
refuser la communication spontanée quand il se sent trop orienté.
Tout en échangeant avec moi sur le mode de la communication
spontanée à propos de sa journée d'activité rémunératrice, il
tranche les carottes avec le pouce gauche posé à droite du légume
(et non dessus) et le pouce droit posé le long du manche du couteau,
ce qui est suffisant pour m'apprendre que son conflit est en mode
« formulation/résolution » ; comme je sens
néanmoins en lui une réticence à la spontanéité totale, je
choisis d'introduire une gestuelle parallèle non brouillante,
destinée à l'informer de la latitude d'expression dont il dispose
sans pour autant lui donner l'impression que je me désintéresse de
ses propos, et j'ouvre une canette de Kornforth (la motivation de ce
choix relevant également du besoin d'hydratation ressenti après le
trajet de retour, d'une durée de 45 minutes environ). La gestuelle
parallèle non brouillante est opérationnelle, grâce à elle le
conjoint est en mesure de verbaliser clairement le conflit, à savoir
une incompatibilité apparente entre la durée aléatoire du trajet à
accomplir en transports en commun depuis notre domicile commun
jusqu'à son lieu d'activité rémunératrice d'une part, la faculté
d'occuper son quota de temps d'activité dans l'intervalle chronique
imparti d'autre part, incompatibilité qui lui a valu des réprimandes
de la part de son conseiller d'activité quotidienne. J'émets
l'hypothèse qu'un départ plus matinal de notre lieu d'habitation
aurait pour conséquence une maîtrise moins aléatoire de son heure
d'arrivée, quitte à raccourcir quelque peu notre ratio d'échange
verbal inaugural à vocation apaisante et dynamisante, perte aisément
compensable par l'échange de deux SMS à vocation similaire depuis
nos modes de transport respectifs. Il en convient. Une fois ce
conflit résolu, je passe à la suite, à savoir l'accomplissement
partagé des diverses tâches restantes en vue de l'élaboration de
la ration protéinique conclusive, destiné à provoquer chez le
conjoint des représentations mentales associées à « la
complicité », « la collaboration » ou
« l'égalité ». Il faut allumer l'appareil à vapeur,
placer les légumes épluchés dedans, attendre 8 minutes, tout en
poursuivant l'échange verbal spontané. Ce dernier porte sur un
prolongement inattendu de la résolution du conflit initial : le
conjoint a maintenant les mains jointes, le pouce droit sur le pouce
gauche, ce qui manifeste un passage en mode « rationalisation
et évaluation des conséquences » et occasionne la question
« Et si les transports fonctionnent bien, et si j'arrive en
avance, je fais quoi ? ». Je ne me laisse pas désarçonner
par la question, même si j'ai du mal à imaginer que le conjoint
puisse se trouver dépourvu d'activité sur les lieux-mêmes de son
travail, d'une part, et donc a fortiori que cela puisse
l'amener à une situation de dissonance, d'autre part (je sais que
cette difficulté de mon côté est due à une projection de mon
propre mode opératoire sur le sien, je décide donc d'actionner la
fonction empathique afin de mieux cerner l'origine de ce nouveau
conflit en lui, conflit qui, à titre de ramification sub-logique du
problème initial, doit pouvoir, si ma solution était satisfaisante,
se solutionner sur le même schéma, à savoir « nonA => B
=> A », à savoir « perte => gain => rattrapage
de la perte », à savoir « ce que tu perds en échange
dynamisant et positivant par ton départ plus matinal, tu peux le
rattraper grâce au gain de temps et à l'arrivée potentiellement
anticipée sur le lieu de travail en occupant ce temps de reste à
des activités elles-mêmes dynamisantes et positivantes – c'est
toujours délicat de procéder ainsi avec le conjoint, car il a une
propension à confondre ma démarche empathique avec la satisfaction
de sa pulsion « fusionnelle/inhibante », ce qui m'amène
entre autres à accompagner les usages de la première d'autant de
gestuelles parallèles non brouillantes, destinées alors à marquer
mon indépendance et mon autonomie affective vis-à-vis de son
conflit interne – en l'occurrence, je reprends une Kornforth). Je
choisis de procéder par « scénario intuitif », car je
perçois que l'analyse distanciée et rationnelle de la tension
risque de se révéler non productive, alors que l'élaboration d'une
fable à vocation cathartique peut lui permettre, par un jeu
d'identification spontanée, de mettre en scène le conflit et donc
de ne plus le subir, ce qui est tout de même l'objectif à assurer
en vue du déroulement apaisant et conciliateur de la soirée
(objectif à court terme) : « Et si tu en profitais alors
pour quelques minutes d'exercices respiratoires à fonction
relaxante ? ». Putain ! Il est trop tard pour corriger ma
bévue : j'ai utilisé la même tournure syntaxique que lui
(« Et si... »), ce qui risque d'alimenter son fantasme
« fusionnel/inhibant » ; je dois à la fois
continuer de manifester mon assurance sans rien laisser paraître du
léger trouble occasionné par la perception de cette bévue – ce
que j'arrive à faire sans souci en attrapant la canette de Kornforth
par la main droite tout en croisant la jambe droite sur la gauche –
et trouver une diversion afin qu'il ne focalise pas sur l'identité
des tournures syntaxiques : je me souviens alors qu'il est
possible à cet effet d'adopter la stratégie de « noyer le
poisson » en insistant sur la formulation maladroite
plutôt qu'en cherchant à la dissimuler ou à la faire oublier, ce
qui a en outre pour bénéfice de montrer à l'interlocuteur que l'on
est parfaitement à l'aise avec la formulation puisqu'on peut
justement la focaliser à loisir. J'enchaîne donc sur « Bah !
Avec des si on mettrait Paris en bouteille... », ce qui
n'est pas très créatif mais c'est la première chose qui me vient,
or je suis dans une situation d'urgence et n'ai pas le temps de
raffiner. Le bénéfice potentiel de cette phrase me semble
immédiatement mitigé : d'un côté, par le focus apporté à
la tournure syntaxique « Et si... », je noie
effectivement le poisson, mais de l'autre, j'inclus ma première
phrase, mais aussi la sienne, dans une globalisation (ce qui
n'apparaît pas statistiquement très satisfaisant quand il s'agit de
traiter un problème ponctuel émis d'un point de vue subjectif) et
une distance presque connotée d'ironie (ce qui est tout aussi
contre-productif dans le cadre du rapport intime à objectif
conciliant). Néanmoins, cela ne semble pas porter à conséquences
puisqu'il émet un sourire de Duchenne, ce qui montre qu'à défaut
d'avoir trouvé l'idée d'une mise en bouteille de Paris très drôle
en elle-même – cela m'étonnerait, connaissant ses appétences
humoristiques usuelles-, il apprécie l'intention de légèreté et
de détente qu'il me suppose avoir eue lorsque je l'utilisais. « Et
si je te disais que tu es irremplaçable ? » : par
ces mots, il achève sans le savoir de me rassurer, car tout est là :
jeu mimétique assumé pouvant déboucher sur la représentation
mentale de « complicité », promotion de la qualité de
la solution émise par l'autre et du coup de l'autre lui-même, aveu
(consenti sans réserve) de la résolution de la dissonance – je
dois juste être prudente, le risque que ce geste de dépôt des
armes puisse s'accompagner d'une déficience érectile de sa part
plus tard dans la soirée devient réel et me force à rééquilibrer
la donne d'ici environ une vingtaine de minutes, délai au-delà
duquel pourrait être entérinée la « situation proto-médicale
non fantasmatique ». Pour commencer, je lui propose une
Kornforth afin de rétablir une position d'égalité. Puis je soumets
à ses voeux le panel
d'options télévisuelles de la soirée, en présentant les choses de
telle manière qu'il croie « montrer qu'il décide en fonction de ce
qui fait plaisir à l'autre tout en choisissant réellement, au
contraire, en fonction de ses seuls goûts et appétences », le
conjoint entretenant parfois les potentialités de sa fonction
érectile avec le sentiment d'une dominance engendré par
l'impression de me manipuler sans mauvaise intention. Il opte,
j'obtempère, nous passons à table. La nutrition commence ;
comme la digestion s'avère d'autant meilleure et discrète que la
manducation s'accompagne de sensations gustatives agréables, nous
soignons généralement la préparation et l'accommodement des repas
pris au domicile commun. Ce soir, au menu, étouffée de blancs de
pintade au safran, légumes vapeur et boulgour. C'est suffisamment
bon pour donner envie de lactose et de fructose, du raisin au
roquefort ne saura ici décevoir. Il y a « anecdotes relatives
à la journée écoulée » et « franches rigolades »
(type 1 - « collègues » - et 4 - « superviseur
d'activité »), ainsi qu'une ébauche de « jeu verbal
érotique » de la part du conjoint (« Qu'est-ce que tu
mettrais pour l'exciter ? Ton tailleur noir ou ton chemisier
échancré ? ») que je nourris le temps qu'il faut pour
assurer la transition salé-sucré/salé. Il faudra bientôt changer
la cartouche de la carafe à hydratation. Après la consommation de
protéines et l'hydratation, nous nous asseyons sur le canapé pour
absorber la boisson chaude tranquillisante tout en regardant un
produit télévisuel destiné au divertissement. Nous sommes alors en
interaction tactile latérale, mais il est encore trop tôt pour
songer à la satisfaction du besoin sexuel car la boisson
tranquillisante n'est pas encore intégralement ingérée. Le
programme télévisuel choisi comporte la présence de 9 candidats
issus de diverses régions du territoire national, ils ont pour
objectif de séduire une boulangère picarde en vue d'une union
matrimoniale ; c'est manifestement le Marseillais qui est le mieux
placé à l'heure actuelle, il utilise avec beaucoup d'efficacité
les atouts procurés par l'accent du Sud et le bronzage obtenu sans
crèmes cosmétiques. Au bout de 25 minutes de programme,
l'interruption publicitaire donne lieu à la présence sur l'écran
d'un spot de 15 secondes assurant la promotion de la baguette
« Binette » à l'aide du slogan « La tradition dans
l'innovation », d'un spot de 20 secondes pour les préservatifs
« Sensibility » sans latex qui « se portent comme
si vous ne portiez rien », d'un spot de 17 secondes pour les
boissons chaudes tranquillisantes « Séréna » (« Parce
que la vie, c'est vous »). Le programme ludique reprend. Comme
la fenêtre est ouverte, on entend distinctement les voisins de
droite se livrer à la satisfaction du besoin sexuel ; ma boisson
chaude est presque terminée, mais la perception auditive des voisins
ne suffit pas à provoquer une excitation sexuelle suffisante pour
déclencher le mécanisme de désir pour le conjoint, je me les
représente donc en train de pratiquer une levrette, position qui
assure à la fois pour la femme les avantages d'une pénétration
profonde, et pour l'homme la satisfaction narcissique de sa pulsion
de dominance. Le fantasme est efficace, je suis sexuellement excitée
et entre en interaction tactile manuelle avec le torse du conjoint.
Sa fonction érectile est suffisamment opérationnelle pour être
activée par le seul effleurement de ses aréoles ; la manipulation
est efficace, le conjoint bande et nous allons nous doucher l'un
après l'autre après avoir visionné la fin du programme ludique et
rincé les tasses à boisson chaude. Ultérieurement, la durée du
rapport et le modus operandi
du conjoint me procurent un orgasme assez satisfaisant pour envisager
de s'en tenir là, car une deuxième jouissance ne serait pas sans
effet sur la teneur de la productivité matinale. Après le
nécessaire moment d'accompagnement de la descente post-orgasmatique,
constitué de confidences et de rires grâce auxquels chacun s'assure
de la satisfaction de l'autre et qui permet la transition de
l'excitation à l'apaisement, nous convenons contractuellement qu'il
est l'heure de dormir. « Bonne nuit, mon amour. »
19.11.12
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